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21 décembre 2015

---- deux mille quinze ----

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En mars dernier, nous sommes plusieurs réunis autour d’une table au fond de la Librairie de Paris, Place de Clichy. Mon interlocuteur me demande de quelle manière les images des récits homériques résonnent, pour moi, avec notre époque. Je lui réponds que j’ai récemment entendu parler d’un homme qui, après avoir tué d’autres hommes, les traina sur le sol, tout sourire, derrière un véhicule, en Syrie. Que je n’ai pas vu cette image, mais que sa description me renvoie directement à celle d’Achille traînant derrière son char le corps d’Hector après l’avoir tué. Que c’est une image qui m’a aimantée, comme des milliers d’humains avant moi. Une épouvante. Ce massacre et cette cruauté répondant dans la logique du guerrier, au massacre de son ami par son ennemi, la nuit d’avant. Vengeance. Contre vengeance. Et escalade des horreurs.

Si l’on fait parfois s’adresser le mythe au présent, c’est que l’on soupçonne y trouver un lieu de pensée plus au « calme », pour dénouer des enjeux que le temps dans lequel nous vivons nous présente souvent trop collés pour être lus. D’une certaine manière, le mythe est un lieu aéré, qui ventile.

Dans Achille je m’engueule avec le guerrier. Je suis impuissante, sa mère ambivalente, son père rompu aux traditions, et Achille part à la guerre en empruntant des chemins poussiéreux. Encore une fois, les chemins sont poussiéreux parce qu’ils sont anciens, et Achille est exalté parce qu’il croit que tout est neuf.

Dans plusieurs textes, la romancière Leslie Kaplan parle de Kafka, et entre autre de cette citation “Ecrire, c'est sauter en dehors de la rangée des assassins”. C’est par elle que la phrase de Kafka a fait lentement son travail - en moi -, jusqu’à rejoindre le texte d’Achille.

Parce que vivre aussi, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins. Parce que la rangée, le sillon, le chemin des assassins ont beaucoup d’arguments pour attirer dans leurs vieilles traces les nouveaux pas, alors il faut du courage, de la reconnaissance, de l’histoire, pour faire le saut dans ce sens et pas dans l’autre.

 

Oeil pour œil, dent pour dent, n'existe pas. Pour une violence subie, une violence faite n'a rien à voir. Ne soulage pas. Ne rembourse jamais. Ne ramène aucun mort à la vie. La colère d'Achille et son immémoriale tristesse ne se résorbent pas avec le massacre d'Hector et je crois qu'il le sait. De le savoir creuse son désespoir, et creuse son impuissance, les deux font le lit de sa violence.
C'est l'enfer de la répétition. De le savoir mais de le faire quand même. C’est le comble du désarroi.

Le passage à l'acte violent rend dévastatrice une pensée qui n'était violente que pour consolation. Devenue action, elle ne console de rien. Mais c'est l'enfer de la répétition que de le savoir au fond et de le faire quand même.
Les tueurs ont beau argumenter en bout de course que leur geste vient venger les morts d'ailleurs, d'avant, ils savent que c'est un faible château de cartes, mais c'est l'enfer de l'enlisement qui n'enraye pas la répétition. Ils le savent tellement qu'ils sont armés jusqu'aux dents.

Alors qui capte la violence pour la promettre rédemptrice ?  Des marchands de quelque chose.
Des charognards. Et le seul monde que nous ayons nous réunit, nous tous : les charognards, celle qui écrit de rage, celui qui explose, celui qui pleure à la statue, celle qui meurt au bistrot, dans le bateau sur la méditerranée, sous les ruines de Syrie ou d’ailleurs. Où a-t-on lu que les frontières, les siècles étaient imperméables, et que la violence, même lointaine, même inactuelle, n'y circulait pas comme un nuage radioactif ? 
Nos démocraties contemporaines s'en débarrassent aux marges, pensant que le conflit et la violence n'atteindront jamais le centre. Et un jour, bim, c’est le cœur.

 

 

MR ____ 20 novembre 2015.

 

Achille est paru aux éditions Sabine Wespieser, en mars 2015.

Commentaires

Par indigence, un trio ou peut-être un duo de trois compères ont réussi à traîner le corps d'une femme derrière une voiture sur presque 2km.
Fait divers ou évènement cygne noir, évènement aléatoire qui augure d'un possible tourbillon de notre époque.
Je rejoins la statistique aléatoire de Nassim Nicolas Taleb (il était trader) pour penser que tant que nos inconscients n'auront pas intégré la spécificité du corps féminin nous risquons toujours ces dérapages incontrôlés. La voiture ou le char sont de drôles de véhicules permettant de fendre à toute vitesse la matrice de l'espace qui nous environne. Bachelard en avait fait des objets phalliques. Pourtant, c'est bien dans la matrice du corps féminin préservé de la violence extérieure (la violence intérieure qui s'y joue est certainement suffisante à supporter) que se façonne la promesse d'un futur possible...
Je reprends mes images Amérindiennes pour dire que "la danse du soleil" faite par certains chasseurs avait pour but de faire ressentir physiquement aux hommes la douleur du déchirement des chairs féminines lors de l'accouchement.
Mon imagination me suffit à en entrevoir la douleur. Le théâtre et le rapport "conflictuel", "dialectique' qu'on peut avoir avec un personnage ouvre le précipice d'où l'on entend les échos de cette souffrance (un rôle masculin ou féminin que l'on doit assumer nous amène à cette rupture première que l'on a dû opérer en sortant du ventre de notre mère: l'inconfort s'invite à la table de mon festin - qui suis-je?).
Mais tout cela, les marchands –de palais, de yachts, de jets, de mauvais sommeils et de mauvais rêves- n’en veulent pas.
L’angoisse que l’on ressent en lisant « le château » de Kafka, ou l’absurdité sèche en lisant « le livre de la pauvreté et de la mort » de Rilke ont suffit à me faire me méfier de ces marchands.
Votre livre « Achille » me conforte dans ce choix et « Polaroïds » démontre positivement ce qu’est la vie : une succession de moments qui se révèlent et dont on doit, par une attention de guerrier, faire l’effort continuel de construire le sens. Mais ça, le Bardho Thödol ou certains chamans m’en avait aussi soufflé l’existence.
Bref, la culture est nécessaire, celle qui nous laboure de l’intérieur d’abord pour en montrer un paysage luxuriant et vivant à l’extérieur ensuite.

Écrit par : François | 21 décembre 2015

J'oubliai de dire: votre langue confine (musarde rigoureusement!) entre rationnel et inconscient et la proximité de votre corps avec celui d'Achille ne peuvent que satisfaire le tempérament magique de celle que j'emprunte.

Et encore merci de vos émissions sur France Culture.

Écrit par : François | 21 décembre 2015

Bonjours, quand j'étais enfant, chez nous il y avais des chevaux, et mon souvenir le plus précieux de cette époque, c'est quand
un des plus vieux manouche de pas loin de chez nous qui passait de temps en temps à la maison, un jour, est venu avec son cheval
à lui , comme il serait passé avec son pote. Avec ma soeur on étaient devant la maison, et là, il s'est planté devant nous avec donc
son pote ,il lui à dit quelque chose presque en chantant, l'a caressé, fait deux-trois gestes , et là, tour de magie, son cheval
s'est couché par terre d'une manière assez théatrale, et le manouche c'est mis entre ses pattes allongées sur le sol , a croisé
les bras et a posé son pied sur le ventre du cheval avec un sourire fière et hilare pendant deux trois secondes. Ma machoire
a faillit se décrocher tellement je trouvais (et trouve encore!) ça fort. Ensuite il s'est retiré,toujours hilare , son cheval s'est relevé en s'ébrouant
et a hennis joyeusement comme si tout les deux ils se tapaient une bonne marrade après le tour qu'ils venaient de nous faire!
En fait ils venaient tout les deux de nous tourner en dérision la domination!!
Et, quelque-part, ce que je trouve le plus inquiétant dans cette peinture ( que j'ai découverte ici) c'est le regard
terriblement affolé du cheval!
Et je ne sait plus où j'ai entendu ou lu que " l'homme qui se prend au sérieux n'est justement pas sérieux".
Bonnes fetes (désolé, je n'ai toujours pas trouvé l'accent circonflexe sur mon clavier!) de fin d'années,
courage et bonne continuation!

Écrit par : avio | 24 décembre 2015

Merci pour vos textes en réponse. Ils sont riches. Et merci pour cette histoire de cheval et de manouche. C'est une histoire parfaitement comme on les aime !

Écrit par : marie marie | 24 décembre 2015

il est très beau votre texte mais d'une beauté tragique, on sent poindre le désespoir mais aussi la lucidité, finalement rien n'est jamais définitif, fin de l'Histoire ? non tout reste à écrire...
Belle fête de Noel

Écrit par : Benoit | 24 décembre 2015

Merci pour ce bel éclairage Marie, il me donne donne envie de lire "Achille" à nouveau... C'est précieux, cette lucidité et cette sensibilité qui est là derrière ton envie d'écrire.

Ton texte me fait penser à ce documentaire que j'ai vu hier : http://www.tibetanwarrior.com/index.php/home.html Un réfugié tibétain, qui entreprend une action de sensibilisation à la cause tibétaine, s'interroge sur le chemin à emprunter ensuite, se demande si la non-violence est bien la voie la plus efficace et la plus juste... Sans spoiler l'issue du film, son parcours et son interrogation le mènent à rencontrer des personnes aux points de vue et prises de position parfois franchement opposées. Confronté aux dilemmes moraux de ses interlocuteurs, il chemine dans sa réflexion.

Merci pour ta pensée et ton envie de la partager ! Belles fêtes de fin d'année

Écrit par : Loïc | 26 décembre 2015

J'ai écris ce petit texte hier et l'ai publié sur mon blog et l'ai retiré ce matin, il ne me conviens pas, sans que je sache pourquoi, il y a quelque chose et en lisant ce texte, cette histoire de la cruauté et de sa répétition et surtout cette phrase de Kafka, “Ecrire, c'est sauter en dehors de la rangée des assassins” me conforte dans cette idée qu'il n'est pas à jeter. J'ai passé un bon moment à lire l'article et les commentaires, merci. Sinon, je recherche un article de ce blog publié il y a quelque mois, c'est une bande son, un écrivain y raconte combien il est toujours en attente d'amour, il l'exprime en disant qu'il est toujours prêt à demander que quelqu'un, n'importe qui, il donne l'exemple d'un chauffeur de taxi, lui tende les bras. J'ai déjà essayé de le retrouvé en vain, si quelqu'un peut m'aider...


J'aime beaucoup cette phrase Kafka, elle me renvoie je ne sais par quel chemin à celle de Perros Georges "Aimer la littérature, c'est être persuadé qu'il y a toujours une phrase écrite qui nous re-donnera le goût de vivre.” En fait, si j'associe ce poème au texte c'est peut-être parce que s'exprimer, écrire, c'est s'entraver.


Fou sentimental

Souvent on entend dire de lui qu'il est fou
Sa vie ne ressemble pas à celle des autres
Du pur amour il se prétend être l'apôtre
Devant lui seul il aime se mettre à genou

Mais il ne s’en sent pas prisonnier pour un sou
C’est pour la liberté qu'en son sein il se vautre
Nous faisons de cette belle quête la nôtre
Eluard ne fait pas exception pour le coup

"Je suis né pour te connaître / Pour te nommer »
Le pire des tyrans pourrait s’en réclamer
Se croyant libre alors qu’il est son propre esclave

Soumis qu’il est à ses insatiables pulsions
Contre elles "le fou" a sonné la rébellion
On ne peut être libre que si l’on s’entrave

Écrit par : misquette | 28 décembre 2015

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